[La vie illustrée - Numéro 104 - 12 Octobre 1900]
Après avoir observé, chez eux, les Annamites durant mon voyage en Extrême-Orient, j'ai voulu, pour comparer mes impressions, les visiter dans leur installation, au Trocadéro.
J'ai retrouvé le même peuple, doux, docile, et facile à diriger. Il leur manque ici l'air du pays natal et la liberté qui est caractéristique de leurs moeurs.
A mon entrée, un groupe joue dans un coin, avec le souci de ne point se laisser voir et de dissimuler cette occupation.
Des prescriptions, spéciales en voyage, interdisent le jeu sans doute. Elles sont, pour ainsi dire, impossible à suivre.
Le jeu, dont on a dit qu'avec l'amour il rend toutes les conditions égales, est la passion de l'Annamite, on pourrait même dire la seule qu'il possède. Rien ne saurait l'empêcher de s'y livrer, et les auteurs de l'inderdiction l'ont certainement pensé les premiers.
La réglementation a eu pour but de prévenir l'excès et le scandale.
Exilé chez nous pour un instant, l'Annamite y gardera l'idée fixe de son retour pour la reprise de sa liberté, de ses habitudes de jeu, des horizons superbes et du grand soleil de son pays.
Quoi qu'il en soit, voici, sur la pratique du jeu en Indo-Chine, quelques détails circonstanciés :
Longtemps, l'exploitation en fut aux mains des Chinois, tenanciers des loteries, du Ba-Couin (dan-me), du jeu des Baguettes, de celui des Trente-six Bêtes, etc.
Les abus étaient sans nombre, et les piastres indo-chinoises passaient en Chine, sans exception.
Notre administration a cru devoir, pour y metter ordre, supprimer les établissements de jeu. La mesure était violente; elle ne manqua pas de susciter des résistances qu'il fallut vaincre avec le temps et beaucoup d'énergie. Mais on ne put se dispenser d'autoriser la pratique du jeu à deux époques determinées de l'année : au Tet (Jour de l'an annamite) et au 14 juillet qui est, là-bas aussi, fête nationale. Malgré ces tempéraments, nombre d'établissements de jeu fonctionnnent encore d'une façon permanente, à l'état occulte.
On peut changer les lois et les réglements, mais les moeurs ne se modifient que très lentement.
Le jeu des Trente-six bêtes, qui va limiter aujourd'hui cette petite étude, est celui dont la pratique est la plus répandue.
Le Jeu des Trente-Six Bêtes
C'est au Cambodge, son lieu d'origine, qu'il m'a été donné de l'observer dans l'intérieur de pagodes où il est généralement installé. Sa pratique en Annam ne diffère en rien de ce que je vais raconter.
On sait que les pagodes sont de grands espaces : trois ou quatre mille mètres entourés de murs très ornés et en partie ajourés.
Des temples sont édifiés à l'intérieur de ces murs. C'est presque la maison romaine, avec son atrium. Dans cette cour, obéissant à la ligne des batiments, sont installées des constructions en bois, sortes de cases, au nombre de trente-six. Au milieu de la cour, un grand mât est dressé, garni à son sommet d'oriflammes et de drapeaux de corporations. Chaque case peut contenir une vingtaine de personnes et porte comme enseigne l'image d'une des bêtes figurant, au nombre de trente-six, sur un tableau placé devant l'un des temples, et au pied de la statue du dieu des Jeux.
Les joueurs sont venus là de tous les villages environnants, accompagnés de leur Congaï (femme), celle-ci chargée de fardeaux, et notamment de la pipe et du bétel. Tout ce monde se groupe autour du mât; les hommes ayant, pendues à leur ceinture, et enfillées en chapelet, les sapèques (monnaie courante de petites pièces de zinc percées au centre).
Le président du Jeu, choisi parmi les naturels de marque, tire à ce moment d'un coffre qui contient trente-six tablettes, representant chacune l'une des bêtes du tableau, l'une de ces tablettes, soigneusement enveloppée, et la hisse au sommet du mât. C'est l'heure où les joueurs se dirigent, à leur choix vers l'une des cases pour y déposer leurs enjeux. Accroupis par terre, en cercle, ayant au milieu d'eux l'image de la bête de leur case, chacun met devant soi, dans un plateau, les sapèques de son enjeu. L'opération ainsi entamée dure des heures; les joueurs discutent entre eux des probabilités du jeu, augmentant ou diminuant la somme de leur pari, souvent changeant de case.
Lorsque la somme des enjeux semble définitive, généralement après plusieurs heures, le bruit sourd du gong annonce la cloture des mises. La récolte en ai faite par le fermier du jeu qui donne, à chaque joueur, en échange de la monnaie, une fiche portant la somme qu'il en a reçue. Il ne restera plus qu'au fermier, aussitôt la tablette descendue du mât, qu'à se rendre à la case de la bête gagnante, et à distribuer aux joueurs heureux, trente-fois la valeur de leur mise. Les six tableaux qui lui restent constituent, pour lui, quelque soit l'aléa de l'opération, un profit ordinairement considérable. L'une des reproductions ci-contre montre l'agglomération des marchands venus s'installer devant la pagode pour débiter leurs produits au cours de la séance du jeu : provisions de riz, de poissons secs, de cochon grillé, d'alcool de riz, de tabac, de bétel, etc.
Pendant les fêtes du 14 Juillet, à Hanoï, j'ai pu observer le jeu du Ba-Couin, dans sa pratique la plus large: une rue, presque entière, avait ses boutiques louées par les Chinois pour l'exploitation du jeu.
Les Célestes, en effet, ne négligent pas une occasion de venir en Indo-Chine détourner l'argent de la colonie pour l'emporter chez eux. Ils sont, avec les Chétis, sorte de banquiers indiens, le chancre rongeur de notre belle possession.
Souvent, les boutiques ne sont pas suffisantes, et c'est dans la rue, sur des tables, sur le sol, que les jeux sont ouverts. Voici qu'elle en est la marche :
Le banquier installe son tapis sur lequel, quand il n'est pas préparé d'avance, il dessine un carré divisé en quatre parties portant chacune un numéro de un à quatre.
Devant lui, existe une the-bat, sorte de bol, et à droite, un assez grand nombre de sapèques réunies en tas. Les joueurs assemblés, le banquier prend le bol par le fond, c'est-à-dire renversé, et l'applique sur une portion du tas de sapèques, emprisonnant ainsi une somme que personne ne peut connaître. Les enjeux se font alors, soit sur un numéro, soit à cheval ; lorsqu'ils sont mis, le banquier soulève le bol, compte les sapèques qui s'y trouvaient enfermées, par nombre de quatre; la dernière division, égale ou inférieure à quatre, indique le numéro gagnant. Les joueurs sont alors rembousés par une fois leur mise si elle est sur deux numéros, et par trois fois, si elle est sur un seul.
Pour détourner l'attention du joueur et pouvoir, au moyen de sa baguette retirer deux sapèques au lieu d'une, il suscite les incidents les plus divers et même, au besoin, les bousculades les plus inattendues.
L'Annamite est arrivé de tous les pays environnants, le premier jour du jeu, avec ses économies; au bout de quelque temps, il les a infailliblement perdues. C'est alors qu'on le voit, pour alimenter le jeu, se dépouiller des objets divers en sa possession. La Congaï était parée de colliers en grains d'or de plusieurs rangées, de vêtements richement brodés; elle avait aux bras ses bracelets, aux doigts toutes ses bagues, bijoux qu'elle convoitait d'accroître avec la gain du jeu. Elle repart, le plus souvent, dépouillée, ayant laissé en gage, aux mains du banquier chinois, les objets précieux que faisaient son orgueil.
On voit combien la passion du jeu domine chez l'Annamite. Elle n'est point inspirée par l'idée de thésauriser. Sans besoin autre que le plaisir chez l'homme et la coquetterie chez la femme, l'Annamite cherche dans les ressources du jeu des moyens de jouissance, et la Congaï, l'argent nécessaire pour se procurer les bijoux, les étoffes de soie, les verroteries dont elle aime à se parer.
A de semblables mobiles, dont l'inanité et l'insuffisance n'ont pas besoin d'être demontrées, notre civilisation a pour objet, pour but, l'idée plus élevée et plus moralisante de la possession et de la fortune par l'effort persistant, le travail et l'épargne.
Ch. Clémencet.
Marchands de victuailles, devant la pagode, à la sortie des joueurs.
Le Bouddha du Jeu.
Le Président du Jeu.
Porte du Pavillon indochinois de l'Exposition.
(1) Ce jeu a été, en France, l'objet d'une polémique, dont on a pu garder quelque souvenir, et à laquelle ont été mêlés les noms de M. Constans et du roi Norodom. Il revient aujourd'hui sur le tapis du fait des réclamations du prince Iukanthor.